Une allemande qui fait jaser, ft Charon !

 Le soleil se levait à peine, que Yago s'élança dehors, quand on lui ouvrit son petit portail, pour qu'il puisse se balader dans son enclos privé. Les nuits se faisant plus fraîches, les employés fermaient l'accès tard le soir pour éviter que la pièce principale ne se refroidisse trop, et l'ouvraient de nouveau chaque matin, alors que l'astre brûlant commençait son ascension. Ascension qui chaque jour durait moins longtemps, pour laisser plus de place à la nuit ébène, et à cette lune blanche comme neige par endroit.

  Le sol humide lui trempa les coussinets, alors que ses muscles se contractèrent sous l'effet du froid. La température n'atteignait même pas les cinq degrés, et déjà tout là-haut, les pics disparaissaient sous une minime couche de neige. Le malinois vivrait son quatrième printemps très prochainement. Toujours était-il qu'il rentra très rapidement, pour recevoir sa dose de croquettes, qu'il avala sans grand appétit. Il en mangea une petite moitié, et délaissa le reste, pour se recoucher dans son panier, las. Les journées étaient longues, quand il ne sortait qu'en début de soirée, même s'il y avait toujours des roquets insignifiants à regarder, des foutriquets qui jappaient de joie en allant courser des balles multicolores. Au fond, c'était de sa faute s'il s'ennuyait. S'il ne faisait pas si peur aux employés, s'il acceptait d'être caressé par d'autres que par Pierre et le vétéran du camping qui le soignait régulièrement, il sortirait plus régulièrement. Mais c'était sa façon de se sentir respecté. C'était pour ça qu'il montrait les crocs dès qu'on approchait, qu'il faisait le capricieux quand il n'avait pas envie d'être dérangé.

Et pourtant, Georges, le vieux monsieur ne se laissa pas impressionner ce matin-là, quand il entra dans sa cage, muni d'un sac de friandises au fond des poches de sa polaire aux couleurs du camping, et d'un harnais ainsi que de sa laisse en cuir. Bon, il serait de sortie. Le berger s'assit, et grogna de mécontentement quand il le sortit en le traînant à moitié derrière lui parce qu'il n'avançait guère. Il n'aimait pas quand ce n'était pas Pierre qui le baladait, et tout son rituel journalier était bouleversé. Même s'il était simple de deviner qu'il se rendait au terrain d'entraînement, pour une cession d'agility, ou bien de dressage. Les deux le lassaient, même s'il éprouvait au fond un certain plaisir à réussir certains exercices.

  Le brouillard les enveloppait alors qu'ils dépassaient le portail, et devant eux se dressaient les spectres des obstacles d'agility : le slalom, la balançoire, le tunnel et cetera. Il soupira, même si l'odeur de Nirvana accrochée aux vêtements de Pierre, fluorescent avec son ciré jaune, lui rendit un peu le sourire. Un tout petit peu. Yago balaya du regard les participants, et trouva non loin de lui l'espèce de loup qu'il lui avait été donné de rencontrer il y avait quelques temps de cela. Il ne saurait donner un nom sur cette singulière relation qu'ils avaient débutée dans la forêt, et ce sentiment ambigu qui lui traversait l'être. Il n'était pas malheureux de le voir, mais pas joyeux non plus.

  Il le salua d'un hochement de tête, peu enclin à bavarder, et se détourna, fixant le brouillard. Une silhouette allemande se détacha du paysage, contre le vent, et il ne fut pas certain de voir Nirvana. Les courbures du corps ne laissaient aucun doute sur la race de ce chien, mais elles étaient deux, ici. Le malinois lâcha un léger aboiement rauque, un aboiement d'espoir, un petit "Eh !" peu discret, attendant une réponse du fantôme. Mais il n'y en eut pas.

 Il surveilla la forme fantomatique qui marqua le pas, puis repartit doucement, s'éloignant, se mêlant au brouillard. Il lui semblait que son cri n'ait pas été entendu, à son grand désarroi, et suivit l'allemande des yeux, espérant que fixer la silhouette lui permettrait de se retourner. Il fut peiné de la voir se détourner, indifférente au terrain d'agility, comme s'ils n'étaient que des brindilles, mobiliers du paysage. Prince déchu d'une Nirvana inaccessible, il revint sur ses pas, pour tomber sur l'espèce de loup qu'il avait pu croiser dans sa mauvaise période. Celui qui lui avait rappelé à quel point les maîtres étaient les bases des chiens, et qu'il était impossible de vivre sans. Là où il avait été déchiré entre sa loyauté et la haine envers celui qui lui avait tout appris mais qui l'avait abandonné comme un lâche.

  Le gros mâle regardait lui aussi les environs, une lueur fort intriguée dans ses yeux. Et c'est avec un grand déplaisir que Yago aperçut aussi de l'espoir, comme si la chienne fantôme n'était pas sa seule dulcinée. Son cœur vrilla, et il ne put échapper un grognement outré, presque menaçant, à l'encontre du tamaskan qui lui semblait un peu trop près de la femelle qui occupait ses pensées. Qu'il retourne dans sa forêt avec son brun ténébreux, qui risquait lui aussi de faire exploser des palpitants en quête de beauté. Les âmes faibles risquaient de lui tomber dans les pattes, au gris, et cela l'inquiétait. Après tout, il était grognon, imprévisible voire dangereux, et ne possédait aucune sympathie pour tout autre être qui n'appartenait pas à Pierre.
"Tu regardes quoi comme ça ?", grogna-t-il, hargneux.

  Comme un signal pour éviter la bagarre, l'éducateur canin toussota, et comme un seul homme, tous les campeurs bien emmitouflés se tournèrent vers lui. Georges en fit de même, et même les plus bruyants des chiens se turent, respectueux. Il les remercia chaleureusement, fit quelques blagues qui firent rire, et, en claquant les mains, désigna le premier obstacle. Un slalom. Un caniche maladroit passa en premier, et sa jeune maîtresse, rouge de timidité, ne l'aida point, lui donnant des violents coups de laisse pour le bousculer de chaque côté des piquets. Très vite, un ciré jaune courut l'aider, et Yago s'assit, impatient d'en découdre. Il avait eu des heures d'entraînement, et gauche-droite, gauche-droite, ce n'était pas fort compliqué.

"Stupide clébard !"grommela-t-il, sans parler à quiconque en particulier. Sûrement que le gros mâle ait réussi à l'entendre, puisqu'ils se trouvaient près. Georges essayait de créer une discussion entre lui et le bûcheron, tout souriant.

  Le gros mâle levait les yeux vers la silhouette fantomatique, qui s'était comme par un sortilège de magie noire évaporée. Yago lui aussi espérait silencieusement qu'elle revienne, mais elle avait disparu. Colérique que le loup ait accordé beaucoup trop d'attention à son goût à ce corps, le malinois broyait du noir. Les jappements des autres participants au cours l'agaçaient plus encore, et il mourrait d'envie de tous les mordre un par un, peut-être jusqu'au sang pour qu'ils daignent enfin se taire. Il n'était pas vraiment sûr que Georges le laisse faire, mais cet espoir vain lui réchauffait son cœur glacé.
" Rien de particulier. Je croyais qu'il s'agissait d'une amie. "

    Une amie ? Rien de particulier ? Le mâle le fusilla du regard, mais l'autre ne s'était même pas intéressé à lui. Il avait cessé de fixer le portail, et s'était concentré avec une attention très concentrée sur le slalom qui s'offrait à eux.
 Faute de trouver quelque chose de plus intéressant à faire, il en fit de même, et grommelait dans sa barbe des commentaires méprisants sur tous les chiens qui défilaient entre les poteaux. Quelquefois Pierre les reprenait, mais c'était simplement l'ennui qui prenait Yago. Il observait ses pattes, appréciant de voir ses muscles se raidir sous l'effet du froid. Il ressentait quelque chose. Etonnant, pas vrai ?

Le gris s’élança avec son maître sur le premier obstacle. Ils le franchirent sans grand difficulté et revinrent non loin du malinois, qui les avait regardé évoluer d’un œil vide, peu attentif.
« Wouah ! Quel talent ? T’es né dans un cirque pour savoir passer les slaloms ou tu tournes tellement autour de ton maître pour demander des caresses que c’en est devenu une seconde nature ? »

Le vieil employé l’avait poliment laissé aboyer, puis il le tira doucement et ils s’apprêtaient à passer le slalom. Comme Pierre n’avait pas totalement confiance en lui, il était l’un des seuls à devoir faire parcourir à l’homme au bout de la laisse l’obstacle. Suivant sans grande détermination Georges, il effleura nombre de poteaux, mais s’en contrefoutait totalement. Insensible à la caresse et aux félicitations, il rejoignit sa place, défiant le loup d’oser se moquer de lui du regard.

   Le malinois en avait ras-le-bol. Plus que tout, il avait envie de se barrer, de se tirer de ce terrain qui lui donnait des envies de meurtre, de morsure. Les cabots, le frottement des bâtons et même les félicitations de Pierre données par sa joie douce et enthousiaste l'insupportaient au plus haut point. Mais voilà qu'il était condamné à rester dans cet endroit jusqu'à ce que fin de leçon s'ensuive, et ce n'était que le début. Sans doute devraient-ils ensuite passer par le tunnel, puis la balançoire, et enfin sauter par-dessus les obstacles rouges et blancs, bien semblable à ceux que survolaient les canassons.
  Bêtes de cirque, c'était tout ce qu'ils étaient tous.

  Le voisinage n'était pas aussi remonté que lui. Cependant, c'était avec un léger sourire moqueur que le malinois voyait le loup petit à petit perdre sa motivation, et jeter ses oreilles en arrière, comme si la remarque lui déplaisait. Tant mieux. C'était le but de la manœuvre. Rendre les autres aussi malheureux que lui était impossible, mais il pouvait bien les enfoncer un peu, leur enfoncer doucement des petits crocs dans la poitrine, sournoisement.
Il se sentait fourbe, et c’était le cas, au fond. Ca lui faisait étrangement plaisir d’être si affreux, si méchant. Il jeta un œil aux alentours, alors qu’une grosse chienne faisait le parcours. Le tamaskan lançait de furtifs regards dans la brume à l’arrière. Là où la silhouette avait disparu. Son sang pulsait dans ses veines, par jalousie. Il continua à parler, sans prendre en compte du silence qui voulait pourtant tout dire du mâle gris :
« Tu espères que ton amie va venir te parler ? Tu espères qu’elle t’observe dans le brouillard ? »

Le silence n'était que brisé par les jappements des autres, ou des explications de Pierre, qui bondissait par-dessus un obstacle blanc strié de rouge, au grand plaisir des autres bipèdes, qui riaient à chaque mot qu'il prononçait. Au fond, lui et le brun étaient respectés tous les deux dans leur propre univers, mais pour les raisons totalement opposées. L'un faisait la loi par la violence, cherchait la soumission chez les autres pour se sentir plus puissant, tandis que l'autre visait avant toute chose le plaisir et la joie chez ses congénères. Et Yago était bien désolé quand il voyait que l'amitié et la sympathie avait l'avantage sur la force.

   Il détacha son regard de l'homme, pour se reconcentrer sur le loup, qui, pour sa part, avait totalement repris le contrôle de lui-même. Un nouveau silence pesa à la suite de sa question. Le temps pour les deux chiens de se regarder dans le blanc de l'oeil, et le temps pour Yago de voir en l'autre tout ce qu'il n'avait pas. Il n'était pas un chien pour elle, pas un compagnon stable qu'elle méritait. Non, il n'était qu'un sale clébard qui ne recherchait que la merde pour faire du mal aux autres.
" Elle ne viendra pas me parler je le sais bien. Elle ne chercherait pas à déranger le cours d'agility. Mais je suis sûr que de loin elle garde un oeil sur le terrain. Elle m'a dit qu'elle me trouvait spécial, alors elle doit chercher à en savoir un peu plus à mon sujet, non ? "

  Le malinois sentait un étau qui se resserrait doucement autour de lui, lui tordant l'estomac violemment. Des petites dents acérées venaient lui picoter le cœur avec une hargne qu'il subissait, inarrêtable. Spécial. Ce mot pouvait avoir des milliers de sens et pourtant voilà que forcément le premier sens qui lui venait à l’idée était sentimental, amoureux.

Yago répliqua bien vite, trop vite même, et ça se voyait bien qu’il aurait préféré sauter à sa gorge plutôt que de parler :
" Alors elle est trop discrète pour rentrer dans le cours ? Mademoiselle ne veut pas gêner alors que tu es si spécial pour elle. Spécial, spécial, qu'est-ce que ça veut dire? "

Mais voilà que l'autre ne disait mot. Ah, peut-être sentait-il la jalousie qui lui arrachait le coeur ? Ou bien il se jouait bien de ce sentiment déchirant qui morfondait le malinois. Après tout, l'amour et la haine n'étaient qu'à un pas. Et en ce moment, il détestait cordialement le loup. Il aurait aimé se défaire de la laisse, et plonger dans son pelage épais. Mais non, il ne pouvait pas, alors seuls ses yeux émettaient des rayons lasers sensés le faire clamser jusqu'à ce qu'il ne soit plus que néant, et que Nirvana ne soit plus qu'à lui.

   Charon s'éloigna et s'en alla plus loin, attiré par son maître. Yago s'assit, l'arrière-train lourd et profondément ancré dans le sol. Il n'avait même pas envie de se bouger. Et pourtant Georges, lui aussi sentant l'humeur morose du charbonné, l'entraîna un peu plus loin, à l'opposé du loup. Leur différend et les aboiements violents n'avaient donc pas été très discrets. Traînant la patte, Yago obéit, léger grognement guttural en fond sonore. Il ne comptait pas faire comme si de rien ne s'était passé, et comme si la décision de l'employé de le déplacer lui plaisait. Il était énervé, et la séance lui paraissait bien longue.
   Afin de marquer son désaccord, il tenta de rendre le cours fort désagréable pour le vieil homme. Et cela lui remit un peu de baume au coeur.