Noirceur jumelle, ft Yankee

La nuit tombait. Les oiseaux se taisaient, et parfois, alors que le ciel se teintait d'un bleu de plus en plus foncé, une chouette hululait. Une douce brise, bien agréable en ces jours de printemps étonnamment chauds, murmurait à l'oreille du malinois. Couché dans l'herbe fraîche parsemée de fleurs immaculées, rendant le paysage plus paradisiaque encore, il pensait.
Il se demandait si un jour il sortirait de cet endroit qui l'avait tellement fait grandir, mais surtout souffrir. Il avait eu le cœur brisé en se séparant de son maître, mais peu à peu, alors que les jours devenaient des semaines, et que les semaines devenaient des mois, il avait compris : il l'avait, comme tous ces autres clébards qu'il avait eu l'occasion de rencontrer, abandonné. Il l'avait lâché, lui qui avait pris des coups de croc et de bâton sans se plaindre, comme des caresses, pour lui. Oh, et voilà que maintenant un autre homme avait repris sa place, et qu'une bergère avait réussi à l'amadouer. Cette Nirvana, si à l'écoute et si indépendante. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas pu l'apercevoir, et à vrai dire, il aurait pu redouter leur future rencontre. Comment réagir ?

Yago secoua la tête et se leva prestement. Il fit le tour de son enclos, ayant banni dès son arrivée le box, reniflant ces odeurs si familières désormais. Il y en avait bien une qui se différait : une odeur de mâle. Il plissa ses yeux, étonné que Pierre ait eu l'audace de le mettre à côté d'un autre chien. Depuis le rat qu'il avait terrorisé, non, il n'avait plus tenté l'expérience. Et pourtant, il ne l'avait effrayé qu'avec la force de ses mots !
Le musclé mâle aperçut enfin une forme, elle aussi en extérieur, roulé en boule. Il se rapprocha, à moitié intrigué. La nuit serait longue, et il se devait de savoir à côté de qui il dormirait. Il se colla presque le museau à l'épais grillage, et observa en silence la proie de sa soirée. Le chenil était calme, quelques jappements retentissaient à l'intérieur, mais sinon il n'étaient que tous les deux.

Le malinois laissa passer une ou deux minutes, sans lâcher du regard cette masse presque indistincte, se noyant dans le noir. Il murmura, de sa voix rocailleuse, un peu narquois :
"Tu dors pour oublier que ton maître t'a lâché ici ?"

  L'autre se leva rapidement. Ainsi, il ne dormait pas. Yago se surprit à sourire, satisfait de voir que le sommeil avait été perturbé ou bien que l'insomnie était présente. Il n'était donc pas le seul à voir la lune, à ne pas dormir. Ils se retrouvèrent bientôt truffe à truffe l'un et l'autre et l'intrus répondit avec une sérénité qui le désarçonna, déçut même :
"Je n'ai pas été abandonné, mon maître vas revenir."

  C'était bien l'un des premiers qui semblait sûr, certain. Le malinois resta silencieux. Lui aussi aurait aimé savoir que son maître reviendrait le chercher, et qu'ensemble ils repartiraient, la main bourrue posée sur son cou, signe d'appartenance.
  Au fond, il espérait que ce chien resterait à jamais dans ces foutus enclos, comme lui. Pourquoi certains auraient la chance de repartir retrouver le soleil de leur vie, et lui prisonnier de ce chenil ? Pourquoi ? C'était l'injustice qui dominait le monde, il le savait mais ça lui faisait mal. Il avait tout donné tout le temps, subi coups et blessures et on lui avait arraché son cœur, laissant une plaie sanguinolente et de la rancœur.

  Leurs regards se rencontrèrent, et bientôt sa face entière lui apparut. Comme dans un cauchemar. Il se trouvait face à son jumeau, son miroir exact. Les mêmes nuances, le même faciès que la nuit noire rendait plus forte encore. Il comprit qu'il n'était pas le seul à se rendre compte de leur ressemblance, puisque l'autre recula un peu :
"Qui est-tu?"

   Yago répliqua, un soupçon de mystère dans la voix :
"Yago. Je ne sais pas si ça te dit quelque chose."

   Il savait qu'on parlait, que les commères étaient partout et que les langues se déliaient quand il n'était pas dans les parages.
"Comment peux-tu en être sûr ? Il t'a bien abandonné ici."

  L'idée de lui retourner la question quant à son identité lui effleura doucement l'esprit. Mais Yago n'était pas hypocrite, et ceci lui importait peu. Voire carrément pas du tout. Il n'aurait qu'à dresser l'oreille pour entendre son nom, son histoire, toutes les rumeurs qui courraient sur lui.
"Et bien pour commencer, il m'a promit qu'il reviendrait! Et il m'a déposé mon doudou, c'est celui qu'il m'a offert quand j'étais chiot!"

   Yago ria silencieusement, et son regard devint plus moqueur encore. Les promesses tenues en l'air avaient le don de l'agacer. Non pas qu'on lui en ai fait beaucoup, voire aucune parce que personne n'avait intérêt à rompre une promesse avec lui, et aussi parce qu'il n'avait pas d'ami, ou de maître, mais parce que c'était de l'hypocrisie pure et dure. Level mille.
   L'autre s'éloigna au pas de course, lui tournant le dos, la queue battante, et s'éloigna dans son box, d’une vivacité paradoxale à celle de la minute d’auparavant, lorsque ses pattes étaient posées au dessus de sa tête, alors qu’il dormait.

Il lui ramena une peluche qui semblait avoir subi quelques coups de crocs, morceau de tissu paraissant avoir daté du millénaire précédent. Ce vestige que les autres chiens appréciaient particulièrement, l’odeur de leur maître restée dessus, collée comme un fragment de leur être. Yago ne pouvait que comprendre. Lui aussi aimait quand son bâton, qui portant lui avait porté de nombreuses cicatrices, portait les effluves dures et le parfum masculin, plein de sueur, viril de son propriétaire. Mais une peluche !
"Et puis je ne suis pas un chien domestique. Mon humain reviendra parce que nous formons une bonne équipe lui et moi. J'ai toujours été sage. Parfois il me gronde, oui, quand je veux jouer plutôt que travailler, mais il n'a jamais eu à se plaindre de moi. Je ne laisserais personne lui faire du mal! Et c'est pour ça qu'on fait une bonne équipe, lui et moi."

Il remua la tête. L’autre vivait dans un monde parallèle, là où les doudous vivaient vraiment, là où les maîtres n’abandonnaient pas leurs chiens, là où les promesses se tenaient. L’entente parfaite. Ca faisait rêver. Mais Yago répondit, moqueur :
« Oh quelle belle peluche ! Je suis jaloux. Et quel discours, mon cher ! La vie est belle, les oiseaux chantent, le soleil brille et vous vous entendez parfaitement avec ton maître. »

Il se rapprocha d’un pas vif, alerte, et colla son museau à la grille. Il montra les crocs, dans un grognement sourd, guttural.
« Mais c’est pas ça, la vie ! Bordel, qu’il est con ! Il t’a lâché, abandonné ! Tu vas te retrouver seul, comme moi, comme tous les autres, et ton maître va trouver un autre clébard pour effectuer tes tâches ingrates en travaillant.»