Un repas à se mettre sous le croc? (Ft. Yago)

  Pierre sifflotait gaiement, remuant sans vraiment faire attention la laisse à laquelle était attaché Yago. Il lâcha un grognement, et aussitôt, l'agaçant mouvement se stoppa, mais toujours le brun gardait sa bonne humeur. Son oseille tintait à chaque pas. Son ciré jaune était attaché autour de sa taille, et malgré la chaleur de la journée, et le soleil tapant, il ne décélérait pas. Le malinois se demanda si la montée de la rue principale saurait le calmer, alors que lui peinait à suivre le rythme. Mais quand le bipède lui lança un regard apitoyé, il se mit à tirer sur la laisse, ne supportant pas ces marques d'affection. Il n'était pas un minuscule bichon, mais un ancien chien de combat, qui avait été, certes autrement, énormément musclé. Mais sa profonde envie de mourir avait légèrement, voire totalement stoppé ses promenades quotidiennes, et ses entraînements au terrain d'agility. L'homme paraissait, pour sa part, satisfait de sa remise en forme. Il ne savait pas s'il était remis sur le bon chemin, mais la récente discussion avec Nirvana lui avait mis du baume au cœur. Mais il ne fallait pas croire qu'il était prêt à converser avec tout le monde.

   Le sortant de ses pensées, une clochette tinta. Il leva vivement la tête, et entra dans un lieu où se mêlaient délicieuses odeurs, mais aussi de nombreux éclats de voix. Il s'arrêta, suite à un ordre, sur un paillasson, et inspira doucement le fumet de viande, de pain. Son museau en prenait plein la face, et ça lui faisait un bien fou. Son odorat revivait. Et malheureusement, sa vue aussi. Une boule à la gueule écrasée se présenta face à lui. Un sourire baveux barra son visage déformé, et des yeux globuleux exagérément ouverts. À moins que ce ne soit habituel. Quel horreur de voir ça d'aussi près. Ceci dit, il devait être affreusement laid de loin aussi. Tout son mépris revenait au triple galop. Et l'abruti commença à discuter :
"Bonjour, l'ami! Aimerais-tu gouter à la spécialité du jour de Matt? C'est un dix sur dix pour ma part, héhé! Sinon, nous avons aussi le sous-marin végan si tu préfères!"

  Ses iris sombres fixèrent le tas devant lui. Le harnais le saucissonnait tel un … Saucisson, et le résultat était sacrément affreux. De quoi parlait-il ? Ainsi, il était le chien du cuistot, qui était donc celui qui cuisinait des mets qui sentaient divinement bon. Il lui lança un regard dégoûté, et suivit Pierre qui se dirigea au comptoir, en bousculant l'individu. Il traversa la salle, et ressentit l'humeur conviviale entre les tables. Tout le monde était si heureux, et il y avait lui. Même quand il se sentait un peu mieux, toujours fallait-il que son moral retombe à plat. Que les hommes rient, jouent, alors qu'il était pour sa part ravi de sourire. Après une petite discussion rythmée par des paroles joyeuses, le brun retourna près de l'entrée, et s'assit sur une chaise sur une table vide. Il fixa l'horrible boule, et lâcha, narquois :
"Je ne veux rien de tout ça. Surtout si c'est pour te ressembler. Tu fais réellement pitié. J'ai même honte de te parler."

Pierre tapota la chaise vide à côté de lui, et Yago sauta mollement à côté. Il espérait être débarrassé de cet abruti de boule vivante, qui revenait parmi eux. Mais non, même de loin il le dérangeait. Il lui expliqua qu’il était bien heureux de pouvoir manger ce sandwich et engloutit sans aucune grâce et avec un boucan assourdissant un bout de pain. Le malinois fronça les sourcils, et se recula le plus loin possible, ne souhaitant pas être attaqué par un rot ou que savait-il encore. Au moins, le sol brillait, et aucune miette ne venait joncher le parquet. Il lui avait enfin trouvé une qualité. Aspirateur sur patte. Mais il était peut-être temps de vider le sac. Parce qu’il risquait d’exploser.

Puis le gros rappliqua, et malheur, une chaise était vide à côté de lui. D’un bond faisant remuer tous ses bourrelets, il tenta de l’imiter, mais ne réussir qu’à se rétamer piteusement, glissant sur le sol. Puis, comprenant la réflexion du malinois quant à son physique, il s’appuya sur la baie vitrée, qui reflétait son bien laid faciès, rentra sa langue rosâtre dans sa gueule quelques instants, puis se retourna et ses yeux globuleux s’arrêtèrent sur un Yago bien blasé. Pour qu’il se soucie sérieusement de sa bonne humeur :
« Tu as la mine d’un chien en détresse… Et les chiens en détresse, Packo sait les aider héhé ! Tu sembles … Brisé, mon ami. Je me trompe ? Tu sais, j’ai une devise qui dit ‘’Ventre plein, âme heureuse. Tu es certain de ne pas vouloir te changer les idées avec un bon sandwich ? »

Le berger lui lança un regard furibond, furieusement énervé d’être tombé sur un boulet pareil, qui pensait tout connaître sur tout. Les bouts de pain garnis n’étaient pas la solution à tout. Et il n’était pas du tout brisé. Juste mort intérieurement. Et son cœur ne pouvait pas être recollé, les morceaux n’étaient pas seulement fissurés, mais bien explosés en mille bouts. Surtout qu’il n’accepterait pas de devenir camarde avec le carlin, dont les iris brillaient de sympathie. Mais surtout de débilité qui se reflétait dans tout son grotesque être. Ils n’étaient pas faits pour être copains. Encore, avec la victime blanche et noire, ils pourraient devenir potes. Mais lui, un racé, anciennement chien de combat, comptant des morts sur la conscience, avait une fierté. Qualité que le gros et la poupée tremblotante ne semblaient pas avoir. Surtout que ce Packo avait une certaine ressemblance avec les chiens que son maître lui offrait, et qu’il se faisait un plaisir à les mordre, encore et encore, jusqu’à ce que leurs geignements s’éteignent.
« J’ai aussi une devise, qui dit : ‘’chien exaspérant, chien mourant’’. Ca te dit quelque chose ? Et si tu arrêtes pas de vanter les mérites des sandwichs de ton maître, c’est toi qui va te retrouver entre les tranches de pain. Compris ? »

Le charbonné conclut sa tirade par un relèvement des babines, signe de montre à l’autre boule qu’il avait les capacités physiques de le couper en quelques morceaux. Un sourire froid, calculateur barra son visage, alors qu’à côté Pierre sifflotait, tapotant machinalement la table.

  Yago laissa son regard errer un moment, puis il revint à son interlocuteur, qui secoua la tête. Des gouttelettes de bave et quelques miettes qu'il n'avait pas réussi à avaler dans son estomac mirobolant. Le manque d'élégance du clébard dépassait le malinois, et le répugnait. C'était honteux qu'ils partagent le même nom de chien. Ils n'avaient rien en commun. Il n'aurait même pas été étonné de le voir dans le chenil subir un régime !
"Tu sais que j'ai un costume d'Halloween où je me retrouve entre deux pains? Ouais, je deviens un véritable hot-dog, héhé!"

   Le charbonné lui lança un regard de tueur, qui n'eut malheureusement aucun impact sur l'autre. Il continuait de déblatérer des conneries à un nombre incroyable à la minute. Les menaces avaient coulé sur lui comme l'eau coulait sous les ponts. Il les avait déjà oubliées et pourtant. Et pourtant il aurait tant aimé lui arracher la gueule pour que les gouttes de sang viennent se mêler aux gouttes de bave. Oh, que ç'aurait été jouissif. Et que le bistrot aurait été calme sans ses aboiements aussi niais qu'agaçants.
"Ta ''devise'' ne me dit malheureusement rien, par contre, elle m'en apprend beaucoup plus que tu ne le penses sur toi! aboya-t-il. Il s'éloigna un peu, et Yago soupira silencieusement de soulagement, si bien que la douche fut froide quand il le vit faire demi-tour. L'idiot ne partait pas, non, il furetait dans les moindres recoins du parquet, sa queue frétillant énergiquement, à la recherche de quelques bouts de jambon, de pain, délaissés par les humains. Puis il reprit : L'ami, j'aurais peut-être un compromis pour toi; je cesse mes dialogues sur la nourriture si tu acceptes de te confier un peu à moi! Réfléchies-y avant de prendre ta décision, tu pourrais en profiter à ton avantage. Les sessions avec Packo pourront t'apporter plusieurs bienfaits, comme: en apprendre plus sur toi-même, un sentiment de bien-être, un nouvel ami -moi, héhé-, et encore plus! Et le mieux dans tout ça, c'est que c'est gratuit! Eh ouais, je suis comme ça, moi. Je dirais bien ''satisfaction garantie ou argent remit'', mais bon... »

Le malinois resta gueule bée un instant. Il se remit de ses émotions en quelques secondes, et reprit son attitude de marbre. La proposition avait de quoi choquer. Il venait de le menacer de le blesser, voire pire, et celui-là lui organisait des rendez-vous de psychologie. Il n’avait jamais conté à quiconque son histoire. Et ce n’était pas aujourd’hui qu’il commencerait. Il n’avait pas envie de se replonger dans des souvenirs qu’il tentait inlassablement d’oublier, souvenirs qui venaient le hanter les nuits noires, dans ses pires cauchemars.
«Qu'en penses-tu? Juste ton nom pour commencer, ça serait bien, non? »

Yago lui jeta un oeil morne, et répliqua mollement :
« Yago. »

Il ne se donna pas la peine de lui retourner la question. Ca ne l’intéressait pas et il n’était pas hypocrite. Il devait porter un nom bien aussi ridicule que lui, peut-être même en rapport avec la nourriture. Puis il reprit, réagissant à son discours idiot avec férocité :
« JAMAIS je ne te parlerai de moi, tu m’entends ? JAMAIS. Je n’ai rien à te dire, ni même à me justifier de pourquoi je suis comme ça, pourquoi je ne veux pas tes séances aussi pathétiques que toi. C’est compris ? »