In any place you're never been, I'll be your guide, ft Nirvana

   Le vent sifflait dans son oreille déchiquetée. La tempête menaçait, et pourtant, comme tous les jours, en fin de journée, Pierre allait balader Yago, qui n'attendait que ça. Toute la journée il restait dans son enclos, à switcher entre son boxe et son jardin privé. Parfois, il l'emmenait dans le terrain d'entraînement, pour travailler son obéissance, qui était plutôt gérée, mais aussi l'agility, qui était une autre histoire. Aujourd'hui, ce n'était pas le cas, et il s'était ennuyé ferme. Le soleil n'avait pas brillé, et il n'y avait rien d'intéressant à faire, à part discuter avec le rat, qui était assez ennuyant, à ne rien dominer. Et si ces derniers jours, il était devenu plus calme et posé, il n'hésitait pas à le rembarrer fermement quand l'autre l'importunait. Ca allait deux minutes, mais il ne voulait pas d'animal d'égout pour ami. Simplement pas d'amis. Juste sa solitude, et Nirvana.

  Elle occupait ses pensées, la berger allemand. Comme un fantôme qui errait dans son esprit tourmenté. Il se souvenait avec bouleversement de leur discussion, qui lui paraissait irréelle, et si belle. Lui qui n'avait jamais fait attention à ses mots avait libéré ses démons, qu'elle s'était empressée de récupérer, pour qu'ils le laissent tranquille. Et depuis le lac, il était reposé, comme dans une bulle, qui menaçait d'éclater dès qu'il songeait à son passé. Son lointain passé. Pas le récent, puisqu'elle l'avait parcouru avec lui. Il ne comprenait pas pourquoi il songeait si souvent à elle. Il mourrait d'envie de lui parler, d'entendre sa voix gênée quand il l'embarrassait. De plonger ses iris sombres dans ses yeux ambrés, d'échanger un regard dont seuls eux en étaient capables. Plein d'émotions contradictoires, comme quelques jours auparavant.

  Le malinois secoua la tête, et se concentra sur le chemin du retour. Le camping apparaissait non loin, le bureau de l'accueil flouté par la pluie. Elle tombait maintenant à verses, et le brun, vêtu de son habituel ciré jaune décida de couper à travers le champ. Quelques ronces rendaient leur ascension difficile, mais le trajet en serait moins long, et ils seraient bien plus rapidement au chenil. Le confié fixait obstinément le sol, mais fut surpris par le hululement d'une chouette. Il leva la tête, et poussa un gémissement de douleur. Sa griffe était bloquée, il ne sut dans quoi. Quand il tira, elle s'arracha, et le sang se mit à perler sur l'herbe trempée. Il s'arrêta, et se lécha la patte, tentant d'arrêter le flot rouge. L'éducateur accourut, et s'agenouilla, au mépris des ronces. Il observa la blessure, et, après lui avoir tapoté la tête doucement, se mit à accélérer l'allure.

  Boitillant, le mâle continua, ralenti par la griffe arrachée. Pierre n'arrêta pas sa route, tout en lui disant qu'il arriverait bientôt, et qu'il n'aurait plus mal. Le berger poussa un soupir de soulagement, quand il entra dans le camping, mais à sa grande surprise ils ne se dirigèrent pas vers le chenil. Ils continuèrent encore un peu, et s'engouffrèrent dans une petite propriété. Ils traversèrent un jardin, dans lequel étaient plantés des légumes de tous genres. Yago n'y fit pas attention, trop préoccupé par les odeurs qui assaillaient ses narines. L'effluve de Nirvana était partout, et celle de Pierre aussi, ainsi que sa compagne. Il entrait donc dans la demeure de celle qui occupait tant ses pensées. L'œil vif, aux aguets, il pénétra dans leur antre personnelle, de ceux qui dirigeaient ce lieu.
 
  L'espace était chaleureux, accueillant, malgré son air un peu trop rustique. Il s'arrêta à côté du paillasson, sous la demande de l'homme. Qui s'élança rapidement dans une autre pièce, trempant le sol par la même occasion. Après quelques instants dans un brouhaha d'ouvertures de boîtes, de tiroirs et de placard, il revint, tenant dans ses mains un bandage blanc, que quelques bouteilles. Le malinois recula, mais se retrouva pris en sandwich entre la porte et lui. Il se promit qu'il ne lui arriverait rien, et tendit la patte, agacé. Mais au moins, la douleur cesserait. Quand il le laissera tranquille. Après les soins.

  Quelques aboiements furibonds et des murmures apaisants, sa patte marronnée se retrouva enroulée dans un tissu blanc. Mais il devait se l'avouer, cela faisait bien moins mal. Pierre s'en alla dans le bureau, le laissant seul dans le salon. Il aurait aimé se balader partout, mais la douleur l'avait fatigué, et sa tête semblait prête à exploser. Il se dirigea vers la cheminée éteinte, sur un tapis que Nirvana semblait adorer. Il se détendit immédiatement quand il se coucha, comme si elle était avec lui. Et il s'endormit sur le champ.

  Il fut réveillé par le bruit d'une porte qui claque et la voix de Catherine qui prévenait Pierre qu'elle était rentrée. Il se sentait si bien, comme s'il appartenait à une vraie famille, ici, qu'il n'ouvrit pas l'œil. Elle s'élança dans la pièce où il était parti, l'abandonnant à son sommeil, tout à l'heure. Et soudain, tout fut clair. Elle était là. Nirvana. Il ouvrit brutalement les yeux, et tomba sur elle. Son cœur loupa un battement. Elle était belle. Il fut étonné par cette constatation. Et commença la conversation, embarrassé, les joues lui chauffant, pour éviter de s'attarder sur sa magnifique silhouette :
J'ai… pris ta … place ? Désolé, Pierre a dû me soigner, je me suis blessé."

Il n'arrivait une fois de plus pas à exprimer ses sentiments. Son pouls s'accélérait de façon fort perceptible, simplement parce que la chienne se trouvait en sa présence, et il ne fallait pas parler des battements de son cœur si leurs regards se croisaient. La douleur de sa patte fut rapidement oubliée, dès qu'il avait senti son odeur si douce et familière. Cette maison qui lui était inconnue était plus chaleureuse encore maintenant qu'elle se trouvait à ses côtés. Il se sentait démuni, incapable de s'exprimer clairement, et se trouvait bien ridicule de parler avec … Tendresse ? Pourquoi elle et pas un autre ? Parce qu'elle était belle et qu'elle lui faisait indéniablement de l'effet. Son pelage ébène ou flamboyant, ses yeux expressifs, qui reflétaient en ce moment-même le miroir de sa gêne à lui. Mais il n'y avait pas que son physique qui l'attirait. Elle tentait de comprendre, de le rassurer, et jamais quelqu'un ne lui avait accordé autant d'importance dans sa vie, de sa naissance à maintenant. Il se sentait écouté, protégé par une bulle qui s'appelait Nirvana. Il sentait que rien ne lui arriverait maintenant qu'elle était là.
"Ça va ? Il t'es arrivé quoi ?"
 
  Sa voix inquiète reprit le dessus, et il parvint à lever les yeux sur elle. Elle s'était assise, comme perturbée, et l'observait elle aussi. Il secoua la tête pensivement, trop bien installé pour s'asseoir à son tour. Son tapis était bien plus doux que les paniers du chenil, pourtant très confortables. Peut-être parce qu'il n'y avait pas que la douceur du tissu qui comptait, mais aussi le fait que le lieu soit agréable et chaleureux. Et il l'était.

 Une petite boule d'émotion lui prit à la gorge. Entendre les éclats de voix de Pierre et Catherine, dans la cuisine, le beurre crépitant dans une poêle, les bourrasques de vent contre les carreaux. Sentir l'odeur de Nirvana, les effluves du repas. Voir le canapé, la laisse à l'entrée, les chaussures de randonnée du brun, et son ciré jaune. Il n'était jamais entré ici, et pourtant tout lui semblait presque familier. C'était comme s'il était déjà venu, dans ses songes, qu'il avait déjà imaginé ce moment, dans des rêves, et non des cauchemars. La demeure qu'il avait rêvé visiter, au fond de lui. Et si la météo était défavorable, s'il était un peu amoché, peu lui importait. Il n'aurait pas pu imaginer mieux.
"Oh rien … Juste une griffe arrachée."

  Yago allait lui demander comment elle allait, mais une porte s'ouvrit, et l'éducateur s'engouffra dans le salon, dans lequel se trouvaient les deux bergers, qui l'observaient, dans un silence embarrassé. Un grand sourire apparut sur son visage, et il donna un coup de fil, en observant les chiens du coin de l'œil. Le malinois ne comprit pas tout, mis à part qu'il était bon à rester dormir chez eux. Et c'était finalement l'essentiel. Profiter de ce moment une nuit encore, juste le temps que la lune fasse son quotidien voyage. Et il pressentait que le soleil n'arriverait que trop vite.

  La femme arriva à son tour, et déposa près d'un mur une seconde gamelle. Elle versa des croquettes dans les deux, et remit un peu d'eau dans une autre, non loin. Puis ils s'en allèrent, riant ensemble, Pierre emmenant sa compagne par la main dans la cuisine en plaisantant. Et il ferma la porte, leur faisant un clin d'œil, à eux qui n'avaient toujours pas bougé. Le mâle lança un regard embarrassé à Nirvana, mourant d'envie de se cacher sous le plaid.
"Tu préfères que j'attende que tu aies fini de manger avant d'y aller ? Je peux … Aller à l'entrée pour ne pas te … Déranger ?"

  Il tenta de sourire, mais ne réussit qu'à faire un rictus malheureux. Si elle lui disait d'aller plus loin, son cœur en serait bien blessé. Et ses plaies qui commençaient à cicatriser resaigneraient abondamment.

  Elle eut un mouvement étonné. Il en était sûr, elle allait le dégager de chez elle, le laissant pour mort dans cette violente tempête. Et quand elle lâcha un rire, il sut que tout était fini. Il secoua sa tête, voulant se réveiller de ce cauchemar, et arrêter par la même occasion les pensées stupides qui lui tourmentaient l'esprit. Il ne comprenait pas même qui de si idiot était rentré dans sa tête, pour l'effrayer, le faire rêver, puis la seconde d'après le renvoyer à la dure réalité. Il inspira doucement son odeur, pour la conserver jusque dans la fraîcheur du chenil, là où des employés oubliaient de fermer la porte à côté menant à l'extérieur, à côté de son boxe. Et s'il volait son plaid, et partait à fond, au mépris de sa patte blessée, pour la ramener chez lui ? Yago se trouvait bien pathétique. Elle qui n'était il y a quelques semaines qu'un élément du décor, certes pas des plus désagréables à regarder, était devenue le centre de ses pensées.

 Nirvana se redressa et lui donna un coup de patte sur la tête. Le malinois releva rapidement celle-ci, une lueur féroce brillant dans ses yeux. Qu'elle ne se permette même pas de lui donner des coups, alors qu'il était en situation de faiblesse.Un frisson de colère lui parcourut l'échine, mais elle était déjà partie, toute contente, vers les croquettes. Il soupira, tentant de se calmer, et de ralentir les battements de son cœur, non pas dus au charme de la chienne, pour une fois. Mais quand il la vit revenir, une gamelle pleine de croquettes plein la gueule, ce silencieux différend fut oublié. Elle était adorable. Elle déposa le récipient, sans grande douceur, et rapprocha quelques morceaux de son côté. Elle poussa du bout du museau l'objet métallique.
"Sers-toi, on aura peut être un peut de nourriture humaine après !"

  Le charbonné ne se le fit pas dire, et après un hochement de tête heureux engloutit la nourriture. Elle semblait identique à celles du chenil, mais l'ambiance les rendait plus délicieuses encore. Il se demandait, en mâchant, qu'est-ce que Pierre pourrait leur proposer à manger. Et s'il en donnait simplement à sa chienne, et non pas à lui, parce qu'il ne faisait pas partie de leurs trios ? Il s'accrochait à penser que si, le brun n'était pas un monstre, il penserait à lui. Il s'était toujours donné à fond pour qu'il oublie son passé, et ne risquait pas de le mettre à part, pas maintenant.

  La berger avala une croquette, elle en avait si peu !, puis reprit, bien moins à l'aise qu'avant :
"Et... Tu, tu reste...ce soir ?"

  Il avala de travers et s'égosilla, puis il se calma aussi vite qu'il s'était étouffé. Rien de très charmant, en tout cas. Heureusement qu'il ne rougissait pas, et que son pelage ras cachait sa peu écarlate. Yago hocha la tête, le regard fuyant. Elle ne paraissait pas malheureuse, ou en colère qu'il reste, voire plutôt satisfaite, à en entendre sa voix. Elle bégayait aussi. Il n'osait pas imaginer le tableau qu'ils formaient, à bouffer des croquettes, à ne pas oser se regarder dans les yeux.
"Et bien … C'est ce qu'ils ont dû décider … J'espère que ça ne te gêne pas trop."

  Il jeta un regard à la cuisine, où se régalaient Pierre et Catherine. Il fallait combler les meubles, il n'avait pas le choix. Puis il reprit, un peu embarrassé :
"Elles sont belles les croquettes et toi aussi … Je me sais même pas pourquoi je dis ça, je suis désolé …"

  La chienne s'étrangla à son tour. Yago se maudissait intérieurement, et cherchait une issue de secours probable. Il craignait qu'on ne l'accuse d'avoir été la cause d'une blessure, ou d'une mort quelconque. Il se sentait si mal, si embarrassé qu'il préférerait être dans le chenil, à côté de cette porte dans laquelle s'engouffre tous les courants d'air. Au moins, pouvait-il se consoler, ça ne laissait aucun doute sur ce qu'il éprouvait pour elle. Tout était passé si vite, depuis la dernière fois. Il ne lui était jamais arrivé de se sentir comme ça, avoir le ventre noué, à l'idée de voir quelqu'un. Sauf quand il se préparait à un combat, mais parce que ce serait sanglant. Pas question de lui faire de mal, à elle.

 Son cœur loupa un battement quand elle s'esclaffa. On se moquait bien de lui, toujours. Il sentit une colère sourde l'envahir. Il lui avait fait un compliment, et elle ne savait rien faire d'autre que de se moquer de lui, de rire, de rire de lui. Il était maladroit, mais qu'importait, ce n'était pas de sa faute. Il n'avait parlé que pour aboyer des ordres, ou pour attaquer. Il n'y avait eu qu'avec elle et Eika qu'il s'était dévoilé, et on ne le prenait pas au sérieux. Ca le bouffait. Il s'ouvrait au monde, à sa manière, et tout le monde se foutait de lui. Il faisait des efforts, on l'enfonçait. Mais quand Nirvana lui lâcha un adorable sourire, il se calma, bien qu'encore nerveux. Sa patte avant non blessée se crispait et se relâchait pour qu'il prenne sur lui. Ses griffes crissaient sur le sol dur alors qu'il s'agitait.
"Hmm, Merci ?"

  Il lui lança un regard morne. Oui, elle pouvait le remercier d'avoir été le pire des idiots, d'être le bouffon de service. Avant on le prenait trop au sérieux, on paniquait à l'idée qu'il dise un mot, et là on rigolait de lui. Pathétique progression. La porte s'ouvrit à la volée et il fronça les sourcils en voyant Pierre, avant un bras plus long que l'autre. Sa main métallique se finissait par un grand cercle, un récipient qui puait la friture. Il versa, un étrange sourire vissé sur son visage de plouc, quelques énormes croquettes brunes. Elles sentaient le poulet à plein museau, mais aussi le brûlé. Prenant les devants, la berger en récupéra quelques unes, alors que le brun s'en était allé, dans un drôle de boucan. La gamelle, toujours pas vide, était de nouveau pleine, et plus alléchante encore. Mais, de mauvaise humeur, le malinois ne voulut pas en manger. Pas pour le moment. Il boudait.
"Tiens, p'tit nugget.... J'te montrerais un truc après !"

  Pardon ? Il se releva littéralement, sans faire attention à sa griffe, qui n'était plus. Elle se prenait pour qui, vraiment, pour le traiter de nourriture ? La colère faisait son effet, et il était nerveux, comme oppressé. Pour se détendre, il saisit la viande enrobée de friture et mâchouilla, agacé. Malgré le goût de brûlé qui l'emportait sur le reste, c'était à la fois croustillant et moelleux. Il se détourna, même, de la femelle, alors qu'il mangeait, tentant de reprendre le contrôle de lui-même. Il ne fallait pas qu'il s'énerve, répéta-t-il dans son esprit pour ne pas céder à la fureur à l'idée d'être traité de nugget. Il n'était pas un poulet, merde ! Il en chopa une deuxième, et, se sentant prêt à discuter, reprit, tentant de contrôler sa voix :
"Wouhou, j'ai hâte dis-moi."

  Ses iris sombres se posèrent sur elle. Le berger essayait de résister, alors qu'il mourrait d'envie de baisser les yeux. Elle était si belle qu'elle étincelait presque. Puis il reprit, sans vouloir être drôle, juste pour éliminer sa colère :
"Le nugget va-t-il faire une course dans le couloir ? Le nugget va-t-il bondir sur le canapé ? Le nugget va-t-il aller gratter à la porte pour voir si Pierre réagit ? Et oui, madame, le nugget a des pattes ! "

  Il sentait bien que l'ambiance chaleureuse n'était plus, et que sa petite crise avait gâché cette atmosphère heureuse. Plus que tout il regrettait de s'être énervé, mais finalement, il ne s'en voulait pas. Pourquoi l'avait-elle traité de Nugget, aussi ? Il n'avait rien en commun avec ces bouts de poulet enrobés de panure. Oui, il l'avait comparée à une croquette, mais ce n'était pas la même chose … Oh … Et si elle avait voulu se joindre à son jeu, et qu'il n'avait pas compris que ce n'était pas une insulte, mais un clin d'œil ? Yago se prenait la tête, et sans arrêt il se demandait la signification de ce surnom qu'elle venait de lui donner. Il aurait pu s'excuser, mais le pardon était un mot qu'il ne parvenait pas à dire. Il n'avait aucun mal à dire des conneries, et à partir, sans réconforter l'autre. Il ne se sentait pas capable de la faire de nouveau sourire, elle qui le regardait avec effroi. Tout était si beau, et il s'était emporté, une fois de plus. Il n'était pas passé outre son caractère grognon, et son énervement s'était à peine calmé.

  Ses iris sombres se posèrent sur Nirvana, encore luisantes d'agacement, et la voir toute émoustillée lui retourna le cœur. C'était de sa faute si elle était aussi mal, tout allait bien jusqu'à ce qu'il se mette en colère. Elle avait perdu toute sa confiance, et ne ressemblait plus guère qu'à un chiot qui venait de se faire remonter les bretelles. Elle avait même couiné de peur, sûrement. Elle était la seule qu'il appréciait, et il lui faisait mal. Pire, la voir triste le rendait malheureux. Ce sentiment qui lui prenait aux tripes simplement quand elle croisait son regard, quand il sentait son odeur, si furtive qu'elle soit, qu'était-ce ? A ses côtés, il devenait presque doux comme un agneau, incapable de la mordre ou quoi que ce soit.

"Tu sais, moi.." balbutia-t-elle, butant sur les mots. Le mâle fronça les sourcils, sentant que sa timidité n'était pas due qu'à la peur de le froisser encore. Il craignait que Pierre apparaisse encore, brisant ce seul instant de discussion, de réelle conversation, qu'ils avaient depuis son arrivée chez eux. "J'aime le Nugget" s'écria-t-elle finalement, réussissant enfin à planter son regard dans le sien. Mais ce fut lui qui rompit ce contact, détestant cette appréhension qui brisait la belle douceur de ses magnifiques yeux. Peu à peu, il se rendait compte de ce qu'elle venait de lui avouer, et cela lui faisait tout drôle.

 C'était la première fois qu'on lui annonçait qu'on tenait à lui. Pire, même, qu'on l'aimait avec des sentiments amoureux. Qu'est ce que ça se signifiait ? Qu'ils étaient obligés de se tenir la patte, qu'ils étaient liés à jamais parce que ce qu'ils ressentaient l'un envers l'autre était réciproque ? Lui qui n'avait vécu que dans la souffrance et la haine se retrouvait à nouveau enseveli sous une passion toute autre. Il ne connaissait rien, ni même les codes, ni même les mots à utiliser pour lui dire que c'était pareil. Et là, le berger se trouvait bien embêté, voulant d'un côté lui avouer qu'il l'aimait aussi, parce que c'était bien le cas. Mais il avait bien du mal à exprimer ses expressions, Yago. Surtout quand elles étaient positives, il était bien plus dur de se lâcher.

  Il en avait entendu, des discussions des autres du chenil, qu'il avait trouvées bien futiles et pathétiques. Mais maintenant qu'il était à la place du beau mâle inaccessible, et que la princesse attendait une réponse, c'était bien plus sérieux. Tout y était pourtant : la boule au ventre, à l'idée que ses mots ne soient qu'une blague, ou juste concernant les grosses friandises croustillantes. Le cœur battant si fort que ses poumons souffraient. L'envie de se réfugier dans les pattes de l'autre, qui lui paraissait plus confortable qu'un panier moelleux. Mais, c'était bien complexe. Le tueur sanguinaire était bien loin, laissant à la place un jeune naïf entrant dans cette douce expérience que celle de l'amour.
"Je … Moi aussi Nirvana … Je t'… aime."

  Et aussitôt que les mots eurent franchis sa gueule, un torrent d'émotions bouleversa Yago. Lui qui n'avait attendu que de l'attention, quand il était chiot, qui avait décuplé d'efforts pour être à la hauteur, pour être méritant et aimé, n'en avait jamais eu. Et maintenant qu'il avait laissé cette absence sentimentale de côté, elle lui tombait dessus là où il s'y attendait le moins. Et ça le démolissait de voir que malgré les efforts, on ne pouvait rien faire que d'espérer que le cœur de l'autre se mette en marche, et que plus on s'obstinait, plus ça faisait mal. Son maître n'avait jamais voulu l'aimer, il n'était qu'une marchandise, un gagne-pain, et leur relation s'était arrêtée là. Lui avait détesté Nirvana au premier regard, et voilà qu'elle faisait chavirer son cœur.

 Il se détourna, et s'appuya contre le mur de pierre à côté de la cheminée, ne supportant plus cette pression, qui pesait sur ses épaules. Il n'était pas le maître de son destin, les autres le choisissaient pour lui. Ses yeux brillèrent, et le piquèrent. Mais ce n'était pas la poussière, qui en était la cause. Il ferma les yeux, et souffla bruyamment, tentant de se décontracter.

  Oh, il se sentait mal, alors que cette nouvelle lui permettrait de s'épanouir, de voir le monde sous un jour nouveau. Une sorte de renaissance, qui au fond lui plaisait. Mais il s'engageait dans un univers qu'il ne connaissait pas, et cela lui faisait peur. Serait-il capable d'être juste avec Nirvana, de la rendre heureuse s'il le pouvait ? Il voulait conserver sa nature de chien de combat, parce qu'elle lui plaisait, unique lien avec son maître qu'il possédait encore. Mais une partie de lui était ouverte à un monde plus paisible, moins sanglant, et c'était peut-être avec elle qu'il s'y engagerait.

  Il sentait son regard posé sur lui, mais ces rayons qu'elle lui lançait n'étaient pas brûlants de haine, juste pleins d'une douce chaleur qu'était la tendresse. Il n'était pas sûr qu'on l'ait déjà regardé de la sorte, et pour cause. Il n'avait jamais cherché qu'à être détesté par tout le monde, se forgeant une carapace indestructible. Ainsi, il se sentait protégé de ces sentiments, de ceux qui l'entouraient. Or, cette immense muraille venait d'être brisée par un simple souffle d'une chienne qui méritait son attention. Cette dernière s'avança vers le malinois, toujours contre le mur froid, si près qu'il pouvait sentir des effluves qu'il n'avait pas perçu auparavant. Celle de croquette au goût de légumineuses qui s'échappait de sa gueule, auparavant cachée par celle plus persistante de pluie.

  Et la jolie chienne effleura sa joue de sa truffe humide. Son pelage étant ras, leur contact n'était pas limité, et son cœur gonfla dans sa poitrine, alors que Yago ne bougeait pas d'un poil, partagé à l'idée de faire une bourde, de s'éloigner parce qu'il ne se sentait pas à l'aise, et de lui rendre ce bisou. Mais elle s'éloigna, avant qu'il n'ait le temps de réagir, et un courant froid le fit frissonner quand elle lui tourna le dos. Il se demanda où elle allait, à la fois mal à l'aise et malheureux qu'elle s'en aille, quand elle s'assit, et lui expliqua son départ :
"Si tu as besoins de temps, je comprendrais"

  Elle s'était détournée, et il se tourna lui aussi. Leurs regards se croisèrent et il comprit que le temps n'était rien, mais que sa présence était tout. Oublier cette soirée lui paraissait impossible, mais s'ils ne se disaient plus un mot jusqu'au lendemain matin, leurs sentiments ne changeraient pas. Mais leur bien-être quotidien si, et la gêne s'installerait sûrement quand ils se croiseraient de nouveau. Et il était hors de question que tout ce chemin parcouru ce soir-là s'évanouisse, alors qu'il s'était dévoué corps et âme pour ne pas lui sauter dessus après l'insulte.

   Il se leva, incertain. Le charbonné ne savait pas vraiment ce qu'il comptait faire, mais ses pas le menèrent à côté d'elle. Il s'assit de nouveau, et baissa la tête, sans trop oser la regarder. Il chuchota, troublé :
"Non, je … M'en fous du temps. Ca va très bien."

 Maladroits. Oh, ils étaient si maladroits, si patauds. Presque pathétiques, à chercher avec insistance un signe, un regard, signifiant que leurs sentiments étaient réciproques. Yago ne s'était jamais trouvé si nul, si dépendant à un autre chien. Et pourtant il se faisait balloter comme les chiens hameçons qu'il secouait dans tous les sens avec sa mâchoire puissante.
 Alors il ne disait pas un mot. Silence, silence, tais-toi. Il savait qu'il risquerait de gâcher cette étincelle de bonheur, qui sûrement s'éteindrait bientôt.

  Et Nirvana posa sa tête sur son poitrail, et son cœur s'emballa. Il se taisait encore. Silence. Mais tout son être criait joyeusement.