Rafraîchissement printanier | Ft. Yago

La journée s'était déroulée avec une lenteur extrême. En réalité, Yago avait passé la journée dans son enclos, couché dans le coin, pour ne pas entendre les rires minables des autres, leurs futiles discussions basées principalement sur eux-mêmes. Des espèces de roquets pourris qui n'étaient pas ravagés par des émotions aussi brutales que douloureuses, qui l'enfonçaient parfois vers ce tréfond de haine qui l'habitait.
  Et puis cet après-midi, il avait vu cet homme revenir chercher son clébard. Et son cœur avait été ravagé. Lui, on l'avait emmené ici, mais personne, oh personne, pas une seule âme clémente n'avait souhaité s'occuper de lui. Il avait été fidèle, avait obéi à son maître et sa seule récompense pour tous les coups de crocs, de bâtons qu'il s'était pris était de s'être fait enfermé parce que c'était un barbare. Un sacré barbare qu'on pensait presque incurable.  

   Le soir tombait à peine, le ciel teinté de nuances orangées, presque rosées. Et Pierre vint, une fois qu'il s'était rendu compte qu'il ne toucherait pas à sa gamelle. Toujours ivre de bonheur, le brun l'attacha, et ensemble, comme un vrai couple de chien et propriétaire, ils traversèrent le camping, l'un en saluant les hommes réunis autour d'un barbecue, ou ce petit garçon qui faisait de la trottinette, l'autre en grognant dès qu'un chien faisait mine de trop s'approcher.

  Et le temps passait, ne se rafraichissait pas vraiment. Très vite, la langue du malinois se mit à pendouiller sans qu'il n'en puisse rien, mais il s'en foutait. Clairement. Il avançait, ses coussinets martelant le sol en pavés, alors qu'ils atteignaient, suite à la grosse montée qui faisait toujours souffler Pierre, sur la place principale du village. La fontaine trônait en plein milieu, tandis qu'autour, les tables de café semblaient avoir été déposées un peu partout entre les arbres ou les bancs.
  L'atmosphère était gaie, joyeuse, comme si un souffle de bonheur rôdait en ces lieux. Et pourtant, il se sentait extrêmement mal, comme si cette contagion de gens heureux l'étourdissait. Comment pouvaient-ils rire alors qu'il était si seul, que la vie était affreuse ?

    Et alors que Pierre allait essayer de lui fourrer la truffe dans l'eau pour qu'il boive, des éclaboussures, parvenues d'un tourbillon blanc l'aspergèrent avec une puissance qu'il n'aurait jamais pensé.
"Oh je suis vraiment désolé ! Je n'ai pas fait exprès !"

  L'idiot qui s'était confondu en excuse semblait vraiment désolé. Mais franchement, il s'en foutait. A l'éclabousser par sa joie, il avait rendu sa journée encore plus morose, les picotements dans son cœur encore plus douloureux, et sa colère encore plus intense. Leurs regards s'étaient croisés, et Yago sentait cet agacement se décupler, alors que dans les yeux mielleux on ne pouvait lire que du bonheur.
  Qu'avait-il fait pour mériter ça ? D'être le seul sur qui les éléments s'abattaient ? Non plus une question de chance, mais c'était son passé qui le suivait.
"Triple abruti ! T'es aveugle ou tu as juste des trous à la place des yeux ? Non mais sans rire, y'en a pas un pour rattraper l'autre dans ce village !"

   Il dégoulinait, mais seuls ses propres grognements arrivaient à lui faire oublier sa journée. Il n'y avait plus que ce chien qui pourrait peut-être lui remonter le moral. S'il arrivait à le détruire, rien qu'un peu.

   Le berger parut un peu déçu de sa réponse. Ils étaient tous aussi cons les uns que les autres. Il venait de lui balancer trente litres d'eau dans la gueule, et voilà qu'il ne comprenait pas qu'il s'agace. Oui, peut-être, sûrement même, que sa réaction était exagérée, mais il n'en avait clairement rien à faire. Il en avait sa claque de ces mines dépités quand il claquait des dents devant eux, ne supportait plus leurs regards sympathiques alors qu'il faisait tout pour être détestable. Les autres l'énervaient, il ne pouvait plus se les voir, même en tableau, et là, dans ces moments, les envies de meurtre sanglant réapparaissaient au triple galop. Sa nature revenait toujours, dans les pires moments, après tout.
"Ça séchera vite t'en fait pas pour ça ! Si tu veux pour me faire pardonner je vais mendier un petit truc à graille au serveur pour toi, ça te dit ?J'arrive tout de suite !"

  Et il partit très vite. Yago lança un regard à Pierre, et se désola de voir que celui-ci était en pleine discussion avec un vieil homme. Il resterait bloqué ici un bout de temps. Le moral à zéro, le malinois s'assit, et très vite, la masse blanche refit son apparition. Bien évidemment, il tenait dans ses crocs une friandise pour chiens. Dans ce village, les hommes ne trimballaient pas des bonbons dans leurs poches pour les petits humains, mais pour leurs fidèles animaux à quatre pattes.
  Le pâlot le déposa à ses pattes, et lança, plutôt fier de lui :
"Et voilà pour toi !"

  Il semblait donc attendre un remerciement. Le regard sombre de Yago se balançait entre ce biscuit et ces yeux si aimables. Un sourire mesquin dessiné sur le contour de ses lèvres, laissant apparaître ses crocs aiguisés, il l'attrapa, et le laissa tomber dans la fontaine, encore humide. Son bon goût ne serait plus si croustillant que ça, c'était dommage …
"Mince … J'en ai pas fait exprès, c'est bête hein ?"

Un gosse non loin sûrement affamé voulut s'emparer du bonbon mais sa mère, d'une tape sur la main, lui interdit. Le mâle, la mâchoire raidie, observa une seconde le spectacle avant de se retourner vers le blanc :
"Tu veux pas retourner te donner en spectacle pour cet enfant ? Il serait si heureux d'avoir un gâteau !"

  Moqueur, il lâcha un petit rire sec.